Interview avec Dominique-Anne Offner
[Interview publiée à l’occasion de l’exposition Updated (Mai 2019) sur le site culturel The Chic List]
Avec son exposition Updated, Frédéric Caillard propose – dans les jardins et le pavillon vitré du Lieu d’Europe – une série de « gravures numériques » qui représentent les silhouettes de personnages de tableaux célèbres de l’histoire de l’art européen. On reconnait ainsi la Marianne de La Liberté guidant le peuple de Delacroix ou le peloton d’exécution du Tres de Mayo de Goya, qui investissent en taille réelle la pelouse et les bosquets du parc. Sa technique atypique consiste à produire dans un premier temps des estampes en remplaçant la traditionnelle plaque de métal gravée par une épaisse couche de peinture à l’huile matiériste. C’est alors qu’intervient une étape digitale, où les images de ces gravures sont découpées et agencées numériquement avant d’être imprimées sur des supports sculpturaux en aluminium ou sur papier. Nous avons rencontré l’artiste et lui avons posé quelques questions :
Quelle est l’origine de ces œuvres ?
Au départ, il y a simplement l’envie de faire de la gravure, qui est une technique que j’apprécie beaucoup. Comme j’avais l’habitude de travailler mes peintures à la manière de plaques de gravure, je me suis dit que j’allais continuer à explorer cet entre-deux, en renversant l’idée, mais le processus de création a été long et difficile. J’ai commencé à faire des matrices en peinture à l’huile sur des feuilles de rhénalon, à les encrer et à les passer sous presse pour voir ce que cela donnait. Il y avait des effets intéressants mais la peinture à l’huile était trop fragile et la presse endommageait les matrices. Il n’était donc pas possible de mettre les œuvres au point, en tirant des épreuves d’essai, ni même d’envisager de réaliser des éditions. Sur le conseil de Rémy Bucciali, j’ai essayé d’améliorer le procédé en testant des matériaux plus solides comme le syntofer, mais je ne suis pas arrivé à reproduire les effets obtenus avec l’huile. J’ai alors fait quelques monotypes ; c’était assez stressant car aucune erreur n’était permise, les matrices étant trop endommagées dès le second passage sous presse. Pour une œuvre avec trois plaques, c’était quasiment impossible d’obtenir quelque chose de satisfaisant du premier coup. Et comme le temps de séchage d’une matrice est de plusieurs mois, il aurait fallu des heures de travail et des années de patience pour produire un seul monotype.
Mais tu n’as pourtant pas abandonné ?
C’est là qu’arrive l’idée du numérique, qui permet à la fois de résoudre les problèmes de faisabilité technique mais aussi de contribuer à la démarche artistique. J’imprime une série d’estampes avec un passage sous presse unique à partir de matrices rectangulaires, réalisées en peinture à l’huile. Cela forme un ensemble d’images sources. Puis, le travail de mise au point de l’œuvre, la découpe des formes, la composition, l’ajustement des couleurs, le choix des zones et des effets de peinture se fait numériquement. C’est au final le numérique qui permet à une combinaison de techniques anciennes de voir le jour. Après avoir mis au point la méthode, j’ai fait quelques essais et le sujet s’est rapidement imposé : ce serait la peinture, l’histoire de l’art. Quoi de plus approprié qu’une matrice portant dans sa chair la matérialité de la peinture pour réinterpréter des œuvres emblématiques de l’histoire de l’art ? Quoi de plus symbolique qu’une estampe pour porter la connaissance de ces œuvres à travers les siècles ? Et puis il y a bien entendu l’idée de la « mise à jour » de ces images, dans un monde où les images sont consommées en une fraction de seconde et où les marques sont omniprésentes. Qu’est ce qui fait l’essence de ces tableaux ? Comment définir la « marque » d’un chef d’œuvre ? J’ai abordé ces questions en me demandant si l’on pouvait enlever certains éléments d’un tableau sans qu’il ne perde sa quintessence, en appliquant en quelque sorte la théorie de Clement Greenberg à un tableau et non pas à la peinture en général. Par exemple, dans le cas du Déjeuner sur l’herbe, la réponse est probablement oui pour les arbres, mais non pour la fille. La représentation de la nudité de la fille est-elle capitale ou la « marque » Déjeuner sur l’herbe est-elle naturellement porteuse d’une atmosphère licencieuse sans avoir à dévêtir le personnage ? J’ai donc abouti à des versions épurées, dégraissées, de ces tableaux célèbres. Des versions « mises à jour » si l’on emploie le langage numérique.
Pourquoi les œuvres se nomment-elles Who’s afraid of… ?
C’est une référence à Barnett Newman, un des maîtres de l’expressionisme abstrait, qui avait nommé une série de tableaux Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue, car dans ma démarche de simplification, je me suis aussi limité aux trois couleurs primaires. Ce qui est assez impressionnant avec ces chefs d’œuvres, c’est que ni les couleurs artificielles, ni le langage visuel abstrait, ni les motifs qui mettent en avant la matérialité de la peinture ne parviennent à prévaloir sur l’aspect figuratif de ces œuvres. La force de leur « marque » résiste à toute tentative d’appropriation ou de détournement.