Texte de Arnaud Hée

[Texte issu du catalogue de l’exposition abstractions concrètes]

ABSTRACTIONS CONCRETES

Un tel intitulé, « Abstractions concrètes », nous met sur le chemin de la rencontre des contraires, et, au-delà, d’une possible réconciliation. Ce qui nous renvoie à une question dont on ne peut faire l’économie : comment habiter le réel et, comme l’a décrit Guy Debord, ce monde dont l’expérience directe, concrète justement, nous échappe ? La pratique artistique, au sens le plus large, dispose là d’un large champ où s’ébrouer, avec, notamment, comme enjeu de dépasser et inverser le constat formulé par Debord. Qu’opposer à ce dernier ? Peut-être un détour vers l’essai Expérience et pauvreté (1933) de Walter Benjamin, où ce dernier mentionne une « conception nouvelle, positive de la barbarie. Car à quoi sa pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de gauche. »

Frédéric Caillard étant un cinéphile averti, permettons-nous une autre bifurcation, en direction de Film Socialisme (2010) de Jean-Luc Godard. Le paquebot à la dérive en mer Méditerranée y exprime, avec une force rageuse et déconcertante, l’appauvrissement de l’expérience de la réalité ; sur ce navire gît une humanité défaite. C’est en relocalisant son métrage, dans un garage perdu dans un coin de France, que le cinéaste énonce une hypothèse rédemptrice, où deux enfants – dotés d’un pouvoir d’incarnation dont sont dépourvus les spectres peuplant l’embarcation – formulent une tentative de réinvention, une gestation locale d’un réenchantement qui se déploierait idéalement vers une nouvelle universalité. Incarner et réinventer, à partir d’un territoire donné, c’est aussi ce que Frédéric Caillard propose à sa manière : recommencer, se débrouiller, avec ses moyens. Cela passe par une évidente contradiction entre ces espaces délimités par des règles humaines arbitraires et un geste hybride, dans une perspective de décloisonnement des pratiques (peinture, gravure, sculpture), des tonalités et des matières – âpres, lisses, harmonieuses, accidentées. Se définissent ainsi des espaces de tensions, s’impriment de nouvelles topographies et toponymies imaginaires, se présentent de nouveaux territoires potentiels d’expérimentation, espaces et lieux possibles d’un à-venir.

Arnaud Hée